> L'antiterrorisme est magique. Il a non seulement l'art de faire passer des chihuahuas pour des loups, mais en outre celui de faire taire toute protestation à son sujet. Deux lycéens de 15 et 16 ans dont on s'alarmait en janvier, entre compassion et surprise, qu'ils aient pris le chemin de la Syrie sont ainsi devenus à la fin du mois des « apprentis djihadistes » sous contrôle judiciaire. Et nul ne moufte. Deux gamins mis en examen pour « participation à une association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », deux gamins ramenés de Turquie par des proches et cueillis à leur retour par la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) en guise de comité d'accueil. Tout est dans l'ordre, passons à la suite.
> Un enquêteur qui déclare qu'il s'agit en fait de «
décourager les autres petits jeunes radicalisés sur
Internet qui auraient l'intention de se rendre là-bas », qui
déclare donc que l'on inculpe des gens pour intimider les
autres, et nul ne s'en émeut. Un ministre de l'intérieur qui
multiplie par trois le nombre, déjà gonflé par les services,
des Français qui seraient actuellement en Syrie à combattre
l'armée de Bachar Al-Assad, et personne pour noter la
magouille.
>
Il faut dire que sans le genre de petites opérations de
terreur discursive dont l'antiterrorisme est coutumier, on
n'aurait pu si simplement tordre le cou à l'évidence. Ce qu'il
y a de sidérant, c'est évidemment que depuis trois ans on
laisse un peuple se faire massacrer, bombarder, torturer,
gazer par tout un appareil contre-insurrectionnel déchaîné, et
non que des jeunes gens trouvent cela intolérable et décident
d'agir en conséquence.
> C'EST EUX OU NOUS> Moralement, il est vrai, c'est eux ou nous : ou bien nous sommes des lâches, des cyniques, des cœurs tannés qui assistent tranquillement au carnage du fond de nos sofas, ou bien nous avons affaire à des « monstres embrigadés en un mois sur Internet » au terme d'un « processus d'autoradicalisation fulgurant ».
>
Ici, gober le bobard est le prix à payer pour notre confort
moral. En d'autres temps, on n'aurait pas attendu pour monter
des brigades internationales de volontaires auxquelles
auraient participé de futurs George Orwell, et c'est bien sûr
de ne l'avoir pas fait que nous avons, en lieu et place, des
Brigades Al-Nosra et des otages. Rééduquer par
l'antiterrorisme des gamins de 15 ans, voilà qui permet à bon
compte de faire un peu oublier la contradiction saignante
entre la position officielle de la France envers le régime
syrien et sa paralysie effective. Nous disions, à peine
arrêtés, que l'antiterrorisme ne ciblait pas centralement ceux
sur qui il s'abat, mais l'ensemble de la population ; qu'il
n'était donc pas une procédure judiciaire, mais un mode de
gouvernement.
>
Depuis lors, les révélations d'Edward Snowden sur les
activités de la NSA ont achevé d'en administrer la preuve :
c'est au nom de l'antiterrorisme que l'on espionne la totalité
de la population, et au nom de l'antiterrorisme que Barack
Obama entend rendre cela acceptable.
> Comme s'en expliquait le Napoléon III
de Maurice Joly dans ses dialogues imaginaires entre
Machiavel et Montesquieu, cela ne pose aucun problème puisqu'« il n'y aura que les factieux qui souffriront de ces restrictions ; personne d'autre ne les sentira ». Il suffit pour cela d'organiser l'anesthésie générale, et l'amnésie en temps réel.
>
Les politiques encouragent et les magistrats assument. C'est
par une application raffinée de la loi que l'on met en examen
deux élèves de seconde « pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ».
Raffinement qui permet de leur reprocher d'avoir voulu se
rendre dans un pays étranger où ils auraient pu rejoindre des
groupes, qui eux-mêmes auraient pu les amener à éventuellement
commettre des faits délictueux à leur retour en France.
> ABRITÉS DERRIÈRE LE SECRET-DÉFENSE
>
On ne s'embarrasse même plus de démontrer une intention
malfaisante, le crime est désormais défini par son
anticipation même. L'affaire de Tarnac elle-même est si peu
une simple aberration de l'ère Sarkozy que l'instruction se
poursuit à ce jour.
>
Abrités derrière le secret-défense, depuis le silence feutré
de leurs bureaux, policiers et magistrats continuent de
préserver et d'étendre le domaine de la lutte antiterroriste –
que leur travail consiste, dans notre cas, à ne rien faire
n'est en rien contradictoire. Avec le temps, on oubliera bien
qu'il y a jamais eu une « affaire de Tarnac » et qu'elle
mettait à nu la logique même de cette lutte.
>
Sur ce point comme sur les autres, un changement de
gouvernants n'altère en rien la physionomie générale du
gouvernement. Il n'y a pas de droite ni de gauche en matière
antiterroriste. Si les nouveaux locataires du pouvoir ne
peuvent que reprendre à leur compte la construction sarkozyste
de « l'ultragauche tendance anarcho-autonome », c'est que l'antiterrorisme est en lui-même une politique.
>
Le Parti socialiste n'a pas plus le pouvoir d'être socialiste
que celui de sortir du paradigme mondial, libéral de la
sécurité. Quant aux magistrats, n'en parlons pas : comment
oseraient-ils contredire la police de la société ?
> Par Christophe Becker, Mathieu Burnel, Julien Coupat, Bertrand Deveaud, Manon Glibert, Gabrielle Hallez, Elsa Hauck, Yildune Lévy, Benjamin Rosoux, Aria Thomas,
mis en examen dans l'« affaire de Tarnac », notamment pour «
association de malfaiteurs en relation avec une entreprise
terroriste ».